De tous les objets utilisés au cours de la cérémonie du thé, le bol à thé tient une place à part. Il est le lien matériel direct entre l’hôte et l’invité et contient le breuvage qui est au centre de cette pratique. Il est paradoxalement à la fois le cœur de l’expérience et en même temps interchangeable. Les bols circulent et se multiplient entre l’hôte et ses invités, ce qui permet l’utilisation d’objets de toute provenance, d’esthétiques très variées, de toutes qualités, allant de bols mythiques venus de Chine, au bol artisanal fabriqué par un ami.
Tenmoku
À la fin du XIIe siècle un moine Japonais, Eisai Zenji, qui était allé étudier la philosophie chán en Chine du sud, ramène au Japon des plants de thé ainsi que le rituel Song pour boire le thé. L’intérêt des samouraïs pour ce rituel, alors qu’ils viennent de prendre le pouvoir au Japon, va populariser au sein de la classe dirigeante, la céramique chinoise qui lui est associée. Encore de nos jours, les pratiques avancées de cérémonie du thé japonaise, en particulier celles d’offrande au Bouddha ou aux divinités du shinto, utilisent des objets précieux de l’époque Song, en fait généralement leurs imitations. Les Chinois qui avaient développé des techniques sophistiquées de poterie dès la période des Han (-200/+200 après JC), avaient affiné leur savoir-faire au fil des siècles. Sous les Song (1127 – 1279), en Chine du Sud (province du Zhejiang), les fours dragon délivraient alors des grès aux couleurs magiques : les céladons à la couverte vert jade et les bols tenmoku fourrure de lièvre. Leur réalisation utilisait des matériaux très simples mais les secrets de leur cuisson sont encore impénétrables, même de nos jours ; les artisans japonais et occidentaux tentent de les imiter sans vraiment y parvenir. Le Français Jean Girel fait partie de ce cénacle très restreint de ceux qui approchent les mystères de la réalisation des yohen tenmoku. Il ne reste dans le monde que trois bols de ce type, tous trois détenus par des musées japonais (voir les photos 1a et 1b).
Les céramiques japonaises anciennes
Les Japonais n’ont pas attendu l’influence chinoise pour créer leur propre céramique. On trouve au Japon certaines des plus anciennes poteries répertoriées au monde. Certaines jarres de l’époque Jōmon ont plus de 10 000 ans d’âge. Il faut cependant attendre l’arrivée d’un flux de migrants Coréens au début du Ve siècle de notre ère, pour que se développe une cuisson haute température dépassant les 900 °C. Les potiers développent peu à peu des fours tunnels pour atteindre 1100 à 1200 °C. Situées initialement sur l’ile de Kyūshū, ces techniques de cuisson vont finalement se déplacer vers l’est où siègent alors la cour impériale et le gouvernement.
Au XIIe siècle, à l’époque de l’arrivée du rituel du thé, les foyers les plus importants de production de céramique au Japon tournent autour de six fours célèbres : Tokoname, Bizen, Echizen, Tamba, Shigaraki et Seto. C’est cependant la céramique chinoise des Song qui va tenir le haut du pavé pendant les siècles suivants. Il faut en effet attendre le XVe siècle, le shōgun Ashikaga no Yoshimasa (1435 – 1490) et l’émergence de nouveaux critères et valeurs esthétiques (la culture de Higashiyama centrée sur la villa retirée du shōgun, le pavillon d’argent) qui vont balayer la suprématie chinoise, pour que la céramique autochtone prenne toute sa place dans la cérémonie du thé. Les maitres de thé vont alors, peu à peu, réorienter leurs choix vers des poteries plus brutes, moins uniformes, dont la couverte est répandue de façon aléatoire ou encore des bols modelés, volontairement déformés avant cuisson, imperfections visant à souligner l’originalité de chaque pièce. Ces critères constitueront désormais les marques matérielles du wabi. Ainsi, peu à peu va s’initier un nouveau style de préparation du thé imprégné d’idéaux d’humilité et de frugalité : le wabi-cha. C’est cette nouvelle vague esthétique et spirituelle, qui va conduire à l’utilisation d’ustensiles et de bâtiments plus ordinaires, plus spécifiquement japonais.
Les fours anciens de Mino vont alors avoir leur âge d’or. Afin de répondre aux demandes des nouveaux maitres de thé, les potiers de cette région de Gifu au nord-est de Kyōto, vont mettre au point trois types de couverte, le Seto noir, le Seto jaune et le Shino.
Fin du XVIe siècle : arrivée des potiers Coréens
De sa tentative de conquête de la Corée, le taikō Hideyoshi, maitre du Japon à la fin XVIe siècle, ramène des potiers Coréens qui s’installent sur Kyūshū et à l’ouest de Honshū. Ils vont permettent un renouveau de la céramique japonaise en intégrant les critères esthétiques des maitres de thé. C’est de cette époque que datent les premiers potiers de la dynastie Raku, les bols de Hagi et ceux de Karatsu.
Le raku est devenu de nos jours un mode de cuisson à part entière, mais il est avant tout le nom d’une famille de potiers dont le XVIe descendant est actuellement détenteur des secrets. Les bols raku sont cuits l’un après l’autre. Ce sont donc des pièces uniques. La température assez basse (1000 °C) est combinée à une trempe : le bol est brutalement ramené à la température ambiante, ce qui génère de fortes tensions au sein de la céramique et crée une craquelure très appréciée. On utilise pour cela un grè chamotté plus solide puisque les pièces doivent supporter de forts écarts de température. Les premiers bols connus sont de Chōjirō, le fondateur de la dynastie, qui fut le potier préféré de Sen no Rikyū. La couverte satinée qui semble encore fluide, donne à ses bols noirs un aspect extrêmement doux, reconnaissable entre tous. Un élément technique important : les raku noirs ont une couverte opaque qui confère au bol sa couleur incomparable, alors que les raku rouges ont une couverte transparente qui laisse la terre donner des tonalités allant de l’orangé au rose avec des taches grises ou noires suivant les conditions de cuisson (voir les photos 2a et 2b).
L’expérience du bol
Les premiers mouvements d’une cérémonie du thé constituent pour l’invité la préparation intérieure idéale pour accueillir l’expérience du bol. Cette première étape est avant tout visuelle et auditive, mais elle peut être aussi l’occasion d’une expérience méditative. Après le salut qui débute la session, l’hôte rectifie sa position et ses vêtements ; l’invité est tacitement convié à faire de même. Comme pour un zazen, il valide que sa posture est adéquate et aussi confortable que possible, avant de plonger en méditation.
Puis, au bout d’une quinzaine de minutes, débute une étape bien différente : la dégustation. Cette expérience vient concerner tous les sens et acquiert toute sa profondeur grâce au temps de préparation du thé. Tous ceux qui prennent régulièrement un matcha dans leur cuisine, le savent : pris rapidement le matin, cette boisson n’a pas la saveur d’une dégustation dans le cadre d’une session de thé.
Boire un thé matcha est une expérience gustative certes, mais pas seulement. C’est une expérience de complétude sensorielle : l’odeur du breuvage, sa couleur, sa texture bien sûr mais aussi la sensation du contenant. L’expérience d’un thé, c’est d’abord la vue du mélange mousseux, mise en valeur par les caractéristiques visuelles de la céramique, le contact des mains avec le bol. Lorsqu’on le porte à notre bouche, avant même de prendre une gorgée, la première impression sensorielle est celle de la terre cuite. L’expérience sera bien différente si vous posez vos lèvres sur une céramique chinoise parfaitement lisse, le velouté incomparable d’un raku ou la rugosité de la terre brute d’un bizen.
C’est à ce moment précis que l’odeur du thé nous submerge, avant que sa texture et son goût ne viennent combler notre expérience. Il est cependant bien vain de disséquer celle-ci en étapes ; la réalité est une globalité ; le thé et le bol viennent solliciter nos sens en une résonance complexe à peine dissociable, une expérience qui peut être sublime.
Après l’aspiration de la dernière goutte, l’invité essuie la lèvre du bol, le pose sur le tatami et commence l’observation. Cette étape est… moins sensorielle et plus intellectuelle ; un temps d’échanges qui permet de valider l’origine de l’objet, le nom de son créateur, son mode de cuisson. L’invité est bienvenu à faire des commentaires sur la forme, le dessin, les couleurs, la texture de la terre, autant d’éléments sensoriels qui nécessitent de la présence plus que de la connaissance. Cependant, pour cette étape, il est bien utile d’avoir quelques éléments techniques en mémoire.
Le bol, nous l’avons observé de loin pendant l’étape de préparation. Nous avons donc, par sa forme et sa couleur, une idée même vague, de sa provenance. Ensuite, le contact du fouet ou de la cuillère en bambou sur sa lèvre nous a permis d’identifier s’il s’agit d’une cuisson basse température (900 – 1000 °C, raku la plupart du temps) ou haute température (au-delà de 1200 °C). Plus la cuisson est longue et la température élevée, plus la résonance du bol s’apparente à celle d’une cloche. Dans cette première étape d’exploration distante, nous pouvons aussi profiter des résonances de couleur et de forme avec les autres objets du thé. Le choix de ce bol n’est pas le fruit du hasard, mais un délicat équilibre entre de multiples considérations : la forme et la couleur bien sûr mais aussi le style : s’il s’agit d’un bol wabi, le pot d’eau froide, le pot à thé ont très certainement des formes et des couleurs qui le mettent en valeur ; s’il s’agit d’un bol de forme régulière et de couverte plutôt lisse, les autres objets seront, eux aussi, plus épurés et moins bruts. Le bol sera aussi choisi en fonction de la saison : ouvert et de couleur plutôt pastel pour la saison chaude, fermé et de couleur chaude voire sombre pour les périodes les plus froides de l’année. Pour shōgatsu (le nouvel an) et la première bouilloire de l’année, on choisira plutôt un bol richement décoré, voire doré. En toute saison, il pourra avoir des dessins qui rappellent le moment précis de l’année : des décorations de fleurs, de fruits, ou d’animaux. Enfin, il sera généralement sélectionné pour la circonstance précise de cette cérémonie. Si l’hôte connait bien les goûts de son invité, il pourra tenter de flatter ses orientations esthétiques. Il peut aussi choisir ce bol parce qu’il a été réalisé par une connaissance commune.
Au cours de cette étape d’observation, l’invité va aussi apprécier la forme du bol, et sa régularité, identifier s’il a été tourné ou modelé à la main, reconnaitre la texture de la terre brute en observant particulièrement le pied du bol qui, souvent, n’est pas émaillé. En le retournant, il pourra aussi voir un tampon, qui est la marque du potier. L’invité sera vigilant à identifier la face avant du bol, celle qui était orientée vers lui lorsqu’il est allé le chercher. En le rendant, il devra présenter cette face vers l’hôte. Ensuite, c’est sa connaissance de la poterie japonaise qui va parler.
Certains potiers ont développé une technique tellement particulière que leur nom est devenu très connu : on parle des bols raku, des bols Asahi… Pour le reste, les bols sont souvent désignés par le nom du village dans lequel ils ont été réalisés. Karatsu, Hagi, Shigaraki… ces lieux désormais mythiques ont tous développé un style particulier auquel les potiers résidents se plient naturellement. Le terme yaki, « cuit » est généralement attaché comme suffixe à ces noms propres : un hagi-yaki est un bol cuit dans les fours de Hagi.
Il est bon d’avoir quelques connaissances de base :
- Un bol noir ou rouge-orangé dont la cuisson a été réalisée à basse température est certainement un raku.
- Les grès bruts cuits à haute température, présentant des dépôts de cendre et des passages de flamme seront souvent des bizen.
- Les terres très chamottées avec une couverte aux tons rouille ou des dépôts de cendre, seront souvent des shigaraki.
- Les terres chamottées avec une couverte plutôt beige peuvent provenir de Hagi (voir photo 3).
- Aux mêmes tons pastels mais avec une terre plus fine non chamottée, on trouve les poteries de Asahi à Uji (voir photo 4). Dans ce cas, le bol sera généralement parsemé de petits points d’oxydation.
- Les shino sont vraiment particuliers : la couverte semble être de même nature à l’intérieur et à l’extérieur du bol, mais alors qu’elle est totalement lisse à l’intérieur, elle laisse transparaitre de petits points à l’extérieur, comme si elle avait de la peine à recouvrir la terre brute (voir les photos 5a et 5b). Sa couleur va du blanc cassé teinté d’orangé au rose pâle.
- Les bols de Karatsu sont d’une terre sombre, pas trop fine mais non chamottée et ils ont une couverte qui va du gris au beige (photos 6a et 6b).
Ce ne sont là que des grandes lignes mais avoir ces références de base, confortées d’expériences concrètes, permet d’initier un échange vraiment intéressant avec l’hôte. L’invité n’a pas à être un spécialiste mais s’il est un amateur éclairé de céramique, il pourra, à chaque cérémonie du thé, affiner ses connaissances et son appréciation.
Cet article, écrit par Franck Armand, est publié dans la Revue du Centre Zen de la Falaise Verte n°74.