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Voie du thé 5 – L’expérience du bol de thé

Goûter le temps qui passe…

L’impermanence
La source fondamentale du cheminement du Bouddha fut le dépassement de la souffrance.
Après son éveil, le premier enseignement qu’il dispensa fut celui des quatre
nobles vérités. La première noble vérité est la souffrance. Tout est souffrance : naissance,
maladie, séparation, vieillesse, mort… Au cœur de cette souffrance : l’impermanence
de toute chose. La deuxième noble vérité aborde la cause de la souffrance, la
troisième noble vérité pointe la fin de la souffrance, et la quatrième décrit le chemin
qui mène à cette cessation.
Ainsi, à la source de l’enseignement du bouddhisme nous trouvons donc l’impermanence.
Tout, l’égo, ses tendances et la dualité, conspirent à nous faire refuser le changement
continuel qui traverse nos vies, lot indépassable de tout être vivant et donc de
tout être humain. Les tentatives désespérées de la recherche médicale et technologique
pour contrer l’issue certaine de notre condition sont illusoires, nous le savons tous.
Il suffit de regarder autour de soi pour constater que le monde humain est en continuels
travaux, certes pour construire nos bâtiments mais surtout pour les entretenir et
les sauver de l’inéluctable effondrement. Sans des millions de petites mains, tout notre
environnement matériel serait ruiné, en quelques années. Nos oeuvres sont impermanentes
tout comme nous, et pour maintenir l’illusion de la permanence, nous ne
ménageons pas nos efforts.
L’impermanence engendre la souffrance, nous dit le Bouddha. Effectivement, c’est le
cas chaque fois que nous luttons contre le flot du changement, chaque fois que nous
freinons des quatre fers pour tenter de transformer l’enviable et le confortable, en
immuable.
Fondamentalement, l’impermanence est mouvement de Vie qui, inexorablement,
induit des transformations. Si nous l’acceptons, l’impermanence peut être source de
vitalité et de joie. Ainsi, à l’antipode de l’approche mortifère que nous déployons la
plupart du temps en refusant l’impermanence, nous trouvons la cérémonie du thé
qui, au contraire, cherche délibérément à nous plonger à chaque instant dans l’impermanence
de toute chose.


L’impermanence est au cœur de la voie du thé.
Celle-ci oriente ses projecteurs sur tous les aspects qui révèlent le passage du temps et
la prééminence de l’éphémère.

C’est d’abord la grande fragilité de l’espace du thé : de tout petits pavillons aux murs
peu épais de terre crue, des cloisons en papier… Au niveau esthétique, c’est sabi, la
patine que le temps laisse sur les objets.²
L’impermanence est aussi au cœur de la rencontre que constitue une session de thé.
« Ichi go, ichi e » : « un temps une rencontre » peut-on lire parfois dans l’alcôve
de la pièce à thé. Même si vous retrouvez les mêmes personnes dans un même lieu,
à la même saison, à la même heure deux fois de suite, jamais vous ne ferez la même
expérience.
C’est la conscience de l’impermanence qui nous amène à donner une grande importance
à chaque instant vécu, et en particulier lors du partage du bol de thé. La
conscience de l’impermanence de l’instant permet à la souffrance de muter. Elle devient
intensité de vécu. Au lieu de gommer l’impermanence comme nous sommes
tentés de le faire en temps ordinaire, la cérémonie du thé la valorise : dans la pratique
du thé, tout est occasion de goûter la spécificité d’un instant qui ne se reproduira plus.
Il devient plus aisé de comprendre l’importance de la nature, du végétal, de l’environnement
et des saisons. Ils sont, pour qui veut bien leur prêter attention, les marqueurs
essentiels du changement, celui-là même que valorise la cérémonie du thé japonaise.
Ainsi, le point central sur lequel se base la pratique du thé est l’attention continuellement
portée aux saisons, en particulier dans les moments où les changements sont
tellement perceptibles : le printemps et son ballet de fleurs éphémères, l’automne et
le rougeoiement des érables.


Les saisons japonaises
Pour le pratiquant du thé, mais aussi pour tout japonais, l’année est rythmée d’expériences
spécifiques et éphémères auxquelles les saisons donnent une saveur toute particulière.
Le début du printemps commence en février avec setsubun. C’est ce moment
le plus froid de l’année que les fleurs de pruniers ont choisi pour s’épanouir. Quelques
semaines plus tard les bourgeons s’allongent, la floraison des cerisiers, sakura, n’est
pas loin. Shinryoku : les premières feuilles de printemps se déploient alors. Mai est
une incroyable explosion florale. Juin consacre l’humidité pénétrante de tsuyu, la saison
des pluies. Lorsque celle-ci s’arrête, c’est une chaleur humide qui s’installe pour
plusieurs semaines. Septembre est la saison des typhons, octobre celui de la plus belle
lune de l’année. Vient ensuite le rougeoiement des cerisiers puis koyo, celui des érables.
Les jours sont courts, nous sommes déjà en décembre, le temps des rencontres pour
fêter la fin de l’année, procéder aux rangements dans les maisons et préparer le nouvel
an qui se doit d’être un vrai commencement. Les jours de janvier sont courts mais
lumineux ; aucun nuage dans le ciel.
Le positionnement géographique du Japon, entre influence océanique et sibérienne,
à l’extrémité des moussons asiatiques, favorise une incroyable variété de saisons, où
les extrêmes de chaleur, d’humidité, d’ensoleillement, de vent… sont monnaie courante.
Les jours de douceur sont vécus comme des bénédictions. Au Japon, impossible
d’oublier l’environnement. La nature est puissante, envahissante, omniprésente.


Comment les saisons rythment les cérémonies du thé
Les chaji, journées de thé entre amis, comme cela se faisait traditionnellement, s’organisent
elles aussi autour des saisons.

  • Janvier : l’année débute avec shôgatsu, le nouvel an. Les derniers jours de
    l’année précédente ont été passés en nettoyages, rangements, réparations de toutes
    sortes afin que l’année suivante puisse débuter de façon auspicieuse. Il s’agit d’effacer
    tout ce qui gêne, faire table rase des expériences difficiles, pour laisser place à la nouveauté.
    Dans le monde du thé, les premières jours de janvier sont le temps de hatsugama,
    la première bouilloire de l’année. Les objets utilisés sont plutôt chatoyants,
    lumineux. On pourra utiliser pour l’occasion des objets d’acquisition récente ou faire
    un rappel de l’animal du zodiaque chinois. Shôgatsu est festif et chaleureux ; la cérémonie
    du thé se coule dans cette tradition.
  • Février est le mois des fleurs de pruniers et de la neige. Au pied levé, on
    organisera un chaji de yukimi, pour profiter d’une neige éphémère (photo 1). Les
    bols seront de forme fermée pour conserver au mieux la chaleur du breuvage. Les
    céramiques seront de couleur chaude pour amplifier, chez l’invité, la sensation de
    bien-être malgré le froid qui pique.
Photo 1
  • En mars, troisième mois de l’année, les jours sont encore courts. Le maître
    de thé pourra inviter des amis en milieu de nuit pour akatsuki et ainsi profiter du
    lever progressif du jour. Dans le tokonoma on pourra admirer les poupées traditionnelles,
    car le 3 mars est la fête des petites filles.
  • Avril est le mois des cerisiers en fleurs et des toutes premières feuilles. Un
    chaji de cette période va, d’une façon ou d’une autre, célébrer l’admiration des fleurs,
    hanami en particulier celles de cerisiers, ainsi que des nouvelles feuilles shinryoku
    (photo 2). Début avril est une saison souvent pluvieuse. Cependant, avec un peu de
    chance on peut espérer faire une cérémonie du thé en extérieur pour profiter de la
    floraison éphémère dans une douceur printanière. Les gâteaux utilisés rappelleront
    nécessairement les fleurs de cerisiers soit par leur goût, leur forme ou leur couleur.
Photo 2
  • Mai est le début de la saison chaude. Alors que, dans les champs, commence
    la cueillette du thé, le foyer de la bouilloire change de position. Il est désormais posé
    sur les tatamis, loin des invités afin d’éviter le désagrément d’un surplus de chaleur.
    Pour fêter cette transformation de l’espace du thé, on conviera des amis pour shoburo.
    Le camélia, fleur fétiche de l’hiver qui a orné le tokonoma pendant de long mois
    est détrôné par la multitude des végétaux qui désormais, se déploient avec abondance
    dans les jardins. Le maître de thé choisira simplement une ou deux fleurs et une
    branche de feuillage.
  • Juin est la saison des pluies, tsuyu. Le maître de thé peut profiter de cette
    atmosphère très particulière pour organiser un chaji.
  • Juillet et août sont les mois les plus chauds, les baies coulissantes sont enlevées
    pour être remplacées par des stores en bambou qui amplifient la moindre brise.
    Tout va être désormais utilisé pour suggérer la fraîcheur : les couleurs pastel et froides
    des céramiques, les bols très ouverts qui vont faciliter la dispersion de la chaleur du
    breuvage… Les invités viendront pour un asachaji assez court qui débutera le matin
    vers 6h et se terminera vers 9h, lorsque démarrent les grosses chaleurs.
  • Septembre : le temps des grands vents.
  • Octobre : pour admirer la plus belle lune de l’année, le maître de thé conviera
    ses amis en fin d’après-midi, pour un chaji de tsukimi. La session débutera alors
    que le jour commence à tomber et sera l’occasion d’accompagner le lever de lune d’un
    thé délicieux.
  • Novembre : Traditionnellement, le thé cueilli en mai a été soigneusement
    déshydraté et conservé dans des jarres. Au bout de 6 mois, il a parfaitement maturé et
    c’est le moment de le déguster. Le maître pourra convier ses élèves pour un kuchikiri,
    un chaji pour couper la bouche de la jarre, broyer quelques feuilles de thé, et battre
    cette poudre d’un vert éclatant avec l’eau chaude. Une merveille ! Novembre est un
    mois particulièrement dense pour les pratiquants du thé. C’est aussi celui où la bouilloire
    est à nouveau enterrée dans le sol, proche des invités, afin de leur faire profiter
    de la douce chaleur du foyer. Le maître de thé organisera un chaji pour robiraki,
    l’ouverture du foyer. Si son jardin met en valeur des cerisiers ou des érables, il pourra
    aussi proposer un temps de thé pour admirer les feuillages rougissants : koyo (photo
    3).
  • Décembre : la fin de l’année approche, les jours se raccourcissent. Les invités
    arriveront en milieu d’après-midi pour Yobanashi. Après le repas frugal typique des
    monastères zen, ils iront se promener dans le jardin. A leur retour des lanternes éclaireront
    leur chemin (photo 4) pour rejoindre la maison de thé assombrie par la tombée
    de la nuit. C’est sous la lueur douce des bougies qu’ils dégusteront le vert breuvage
    (photo 5).
    Ceci est le vécu de la tradition. Même au Japon, il ne peut être expérimenté que très
    rarement désormais. La climatisation des espaces, l’occidentalisation des intérieurs
    a peu à peu rendu obsolète ces contacts intimes avec la ronde des saisons. Avec nos
    19°C et notre lumière artificielle, ressentir le bien-être d’un thé chaud dégusté dans
    un espace quasi ouvert sur la nature est désormais un luxe désuet. Mais c’est bien cette
    expérience unique que nous essayons de retrouver, tant à Coplet que lors des sessions
    de thé à la Falaise Verte.
Photo 4
Photo 3
Photo 5

Cet article, écrit par Franck Armand, a été publié dans la Revue du Centre Zen de la Falaise Verte n°75.